Feat Jason Behr.

Ce que les papiers ne disent pas

Khaleb a toujours été un garçon discret, non pas timide ou effacé, simplement discret. Attirer l’attention n’était pas dans ses ambitions, et il n’a jamais cherché de reconnaissance ou de récompense pour ses actes, et a toujours agit de façon altruiste sans rien attendre en retour. Son désintéressement et sa générosité ont toujours lui de lui une sorte de leader, d’abord homme de la maison, puis général des dragonniers. Il essaie toujours de prendre les décisions les plus justes possibles, faisant passer ses propres intérêts en dernier, et se montrant très à l’écoute de ceux qui comptent sur lui.
Du moins, c’est comme ça qu’il a toujours été. Mais cette charge de général qu’il n’a jamais désirée est en train de le faire changer. Le sourire semble avait quitté son visage autrefois si doux, et lui qui était si bon enfant autrefois s’est retranché derrière un masque d’impassibilité. C’est sa façon à lui de se protéger, de pouvoir rester unifié et fort. Alors, même si un évènement l’affecte, il ne le montre pas. Il reste de marbre. Pour ses hommes, qui comptent sur lui. Pour son peuple, qui a besoin de lui.

On veut tout savoir

Comment j'en suis arrivé là

Zalem. C’est là qu’il est né. C’est là qu’il a grandit. Zalem. Un petit village écarté du reste du monde, un endroit paisible, son chez lui. Du moins c’est ce qu’il a toujours cru. Mais n’allons pas trop vite.

Certains pensent qu’il est nécessaire qu’un bébé cri ou pleure à la naissance pour qu’il soit en bonne santé. C’est faux ; émettre de petits bruits suffit. Quand il vint au monde, Khaleb ne pleura pas, ne cria pas davantage. Il se contenta d’émettre des gazouillis, respiration haletante et douloureuse, ses petits yeux fermés et ses poings serrés s’agitant frénétiquement. Sa mère était inquiète, son père le regardait comme s’il n’allait pas survivre à cette dure épreuve de l’accouchement. Et pourtant il allait très bien. C’était un beau bébé en pleine santé. Seulement il avait choisi d’être discret, de ne pas entrer en compétition avec les grognements de souffrance que sa mère avait hurlés en le poussant hors de son ventre. Il estimait que sa venue au monde avait déjà fait assez de bruit comme ça, il ne voulait pas en rajouter. Du moins, c’est ce que se plaisaient à raconter ses parents à leurs amis quelques jours plus tard, fiers et heureux avec ce nouveau-né qui ne se plaignait jamais. En effet, Khaleb n’était pas de ces enfants qui veulent constamment attirer l’attention sur eux. Il ne pleurait que très rarement, et savait prendre son mal en patience. Qu’il ait un mois ou un an, cela ne changeait rien, il restait ce même petit chérubin curieux du monde qui l’entourait, qui souriait et gazouillait en regardant sa mère, et qui ne piquait jamais de crises, même si personne ne s’occupait de lui pendant de longs moments. Mais à vrai dire, il n’avait pas vraiment sujet à se plaindre. Sa chère mère lui était particulièrement dévouée, l’observant toujours d’un œil bien veillant, s’extasiant depuis ses nouveaux progrès, ses premiers pas, ses premiers mots. Elle était là, tout le temps, à ses côtés, ou du moins jamais trop loin, lui parlant, lui fredonnant des chansons, lui décrivant le monde comme elle le voyait. Elle lui parlait aussi beaucoup de son mari, peu présent quant à lui, mais pour qui elle avait une très grande affection. Elle inventait des histoires fantastiques, pleines de rebondissements et d’aventures, qui berçaient l’enfant dans un monde de rêves chevaleresques.
Si son père était peu présent à cause de ses responsabilités, il n’était pas pour autant complètement absent. Tous les dimanches, il passait du temps avec son fils, et l’emmenait avec lui pour lui présenter son univers, celui d’un palefrenier qui dresse des chevaux pour Sa Majesté. Khaleb n’avait pas plus de trois ans la première fois qu’il chevaucha un beau pur-sang plus haut encore que son père. Enfin, ce n’est pas vraiment lui qui le dirigeait, mais il était assis dessus, entre les jambes de son père, balloté solidement à la ceinture de celui-ci. Cette première fois, il eut très peur, et se cramponna de toutes ses forces aux vêtements de son père, impressionné par le dandinement du cheval, par ce rebondissement déstabilisant de la selle, etc. c’était une expérience unique, effrayante et vivifiante. C’est pourquoi il voulut réessayer. Encore et encore. Et très vite, il en oublia la peur, et pouvait apprécier pleinement ces instants d’intimité avec son père et cet équidié qui ne semblait même pas se soucier de la présence d’un petit garçon sur son dos. Pendant plus d’un an, ces dimanches àchevaucher avec son père furent l’époque la plus belle de sa vie. C’était un jeu pour lui, un jeu extraordinaire où plus rien n’avait de sens ni d’importance, où il se sentait pousser des ailes et où il se croyait capable de tout. Un jeu époustouflant où il se sentait libre, où il se sentait lui-même puissant.

Les années qui suivirent devinrent moins amusantes, mais beaucoup plus enrichissantes. Car, en grandissant, des responsabilités nous incombent, des droits, certes, mais aussi des obligations.
Trois sœurs cadettes ne tardèrent pas à lui emboîter le pas, les unes après les autres, et rapidement il devint l’homme de la maison, le grand-mère mais aussi en quelque sorte de père. Il n’avait même pas dix ans, et il jouait déjà le rôle du chef de famille, aidant sa mère aux fourneaux, lisant des contes à ses sœurs et coupant le bois pour maintenir la chaumière tiède pendant l’hiver. Jamais il ne se plaignait. Il prenait son rôle très au sérieux, et bien qu’il n’était pas plus haut que trois pommes, il aurait tout fait pour aider sa famille.
Ce qu’il n’avait pu prévoir, en revanche, c’était ce qui allait suivre… Alors qu’il allait avoir 11 ans, la triste nouvelle d’une déclaration de guerre retentit dans toute la région. La querelle entre sorciers et gouvernement devenait officielle, une armée se constituait dans chaque camp, et la lutte promettait de nombreuses pertes humaines. A partir de ce moment-là, tout bascula. La crainte s’était emparée des gens, et la joie de vivre avait disparu. On envoya son père rejoindre les rangs des chevaliers, et tous les soirs, il attendait, inquiet, son retour. Cela dura un an. Puis deux. L’attente était insoutenable. La nuit était zébrée d’éclairs rouge vifs, le jour était assombri par le vol des gigantesques dragons qui arpentaient le ciel en crachant leurs flammes. Chaque jour on apprenait la mort d’un homme. On disait alors à la famille en deuil qu’il était mort en héro. Mais ces familles auraient préféré que leur fils, père ou mari vive en lâche. Quant à lui, c’était toujours un soulagement de voir son père revenir, mais Khaleb était conscient qu’un jour, il ne rentrerait pas. Qu’un jour, ses blessures superficielles seraient plus profondes, et qu’il n’aurait pas la force de se traîner jusqu’au village. Qu’un jour, ce serait à lui de prendre le relai. C’est pourquoi il commença à s’entraîner. Tous les jours, il passait des heures à valser avec une vieille épée, combattant contre des ennemis imaginaires. Il voulait être prêt, capable de défendre sa mère et ses sœurs quand l’heure serait venue. Il voulait être prêt, capable de rejoindre à son tour les chevaliers quand il serait en âge d’être anobli.
Il avait à peine 13 ans, et il était déjà devenu un homme, un homme qui se dit ne pas avoir peur du danger mais qui ne connaît encore rien à la vie. Un homme qui croît que parce qu’il y a une guerre, il sera un guerrier. Un homme qui ne se rend pas compte encore de la force de l’ennemi. Un homme, en somme, qui n’est encore qu’un enfant.
Et le jour qu’il avait tant redouté arrivé enfin. Ce soir-là, ce n’est pas son père qui rentra à la maison. C’était un chevalier, svelte, agile, avec une barbe mal rasée, il amena un parchemin. Ce morceau de papyrus disait que son père était mort en héro.

Et puis un matin, quelque chose se produisit. Il venait d’avoir 14 ans, bien qu’en cette période si sombre, il en avait oublié la date. Une sensation étrange le hantait, une sorte de mal être intérieur, une chaleur, un engourdissement. Et puis il y avait ce nom, Zaphira, qui troublait ses pensées. Zaphira. Il n’avait jamais entendu ce nom. Alors pourquoi retentissait-il dans sa tête ? Zaphira. Un battement d’ailes vit vibrer toute la maison. Aussitôt il comprit. Mais ce n’était pas possible. Il courut hors de son lit, courut à travers la cuisine, courut jusqu’à franchir la porte d’entrée. Et là, il s’arrêta brusquement. Il y avait ce dragon, devant lui, ce splendide dragon d’une bleu tellement profond qu’à ses côté le ciel paraissait délavé, avec des saphirs à la place des yeux. Zaphira. Un dragon, ou plutôt devrait-il dire une dragonne. Les deux êtres se dévisagèrent un instant, s’étudiant du regard.
Il connaissait ce rite des dragonniers, qui découvrent leur fidèle ami à leur quatorzième anniversaire. Mais il ne pouvait pas être dragonnier. Son père n’en était pas un. C’était impossible. Pourtant le dragon était là. Et il connaissait son nom.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Zaphira cligna des yeux et l’étudia plus attentivement. C’est alors qu’il entendit une voix mélodieuse dans sa tête, une voix qui ne provenait pourtant de nulle part.
« Bien sûr que tu es un dragonnier. Je ne serais pas là sinon. Tu es Khaleb Alaric. Tu es mon dragonnier. »
Khaleb ne comprenait pas. Son nom n’était pas Alaric, mais Goudric.
« Non » répondit la tête à une affirmation non formulée. « Je ne me trompes jamais. Tu as les yeux de ton père. Et tu as l’âme d’un dragonnier. Ta place est à Gil’Ead. »
Des bruits de pas résonnèrent dans son dos, et presque aussitôt sa mère apparut sur le seuil de la porte. Quand elle vit le dragon, bien qu’il fut assez petit comparé à la plupart de ces créatures ailées, elle retint un cri. Son regard se posa alors sur son fils, et ses yeux s’emplirent de larmes. Tout cela n’avait aucun sens.
« Demande-lui. » Murmura la douce voix dans sa tête. « Demande-lui qui est ton père. »
Khaleb regarda sa mère. Que voulait-dire Zaphira ? Il posa la question. Sa mère fondit en larmes. Zaphira avait dit vrai. Soudain, tout s’écroula autour de lui. Quatorze ans, quatorze ans de mensonges, quatorze ans à aimer un père qui n’était pas le sien, à chérir des sœurs qui n’étaient pas les siennes. On lui avait menti, on lui avait caché la vérité. Déception, douleur, curiosité, il ne savait plus quoi penser. Tout était devenu confus, tout était devenu comme une brume épaisse. Il ne savait même plus qui il était.
« Tu es Khaleb Alaric. » reprit la voix sans perdre patience. « Fils de Gohan Alaric, général des dragonniers. Et nous avons besoin de toi. »
Khaleb releva la tête vers le dragon, mais ce n’est que son propre reflet qu’il vit dans les grands yeux bleus de Zaphira. Sans réellement savoir ce qu’il faisait, il s’avança vers l’aile du dragon, et, d’un saut agile, se retrouva sur son dos, aussi facilement que s’il avait enfourché un cheval. La noble bête se redressa alors, déploya ses ailes, et, agilement, s’éleva dans les airs. Il n’avait jamais monté un dragon, mais c’était comme s’il avait fait ça toute sa vie. Le vent frôlait son visage sans le déséquilibrer, et il se sentait en parfaite osmose avec sa dragonne, fendant l’air à toute vitesse. Des paysages vertigineux défilaient sous ses yeux, paysages qu’il n’avait pas la force de contempler. Ses pensées étaient ailleurs, perdues dans un monde où il ne trouvait plus sa place.

Depuis ce jour, tout est passé très vite. Comme les autres dragonniers, il a suivi un entrainement d’autant plus poussé que la guerre menaçait à tout instant, et qu’il fallait des hommes pour remplacer ceux qui tombaient. Khaleb se distingua très rapidement des autres, par son courage et sa détermination, sa force aussi, aussi bien physique que mental. Il n’était pas une brute sans cœur pour autant, bien au contraire, il aida se confrères au mieux qu’il pouvait. Très vite, c’est également sa capacité de meneur qui le fit sortir du lot. Ce n’était pas par son nom que les autres l’écoutaient, mais par son humilité et son charisme. Il n’essayait pas de tirer profit d’eux, ni de se faire remarquer. Il voulait toujours faire les choses au mieux pour tout le monde, et faisait passer ses propres désirs ou intérêts après ceux des autres. En d’autres termes, c’était son altruisme qui était admiré et respecté. Beaucoup le comparaient à son père, mais pour lui cette comparaison n’eut jamais vraiment de sens. Car, même si à présent il avait rencontré son véritable géniteur, il passait très peu de temps avec lui. Qui plus est, il avait été tellement déçu par la famille qu’il refusait de s’attacher à quelqu’un qui pourrait encore le faire souffrir.
Les années passèrent, et la guerre, au lieu de s’apaiser, devenait toujours plus cruelle. On n’en voyait pas la fin. Khaleb avait à présent 18 ans. Lui et ses frères d’armes avaient achevé leur entraînement, il étant temps à présent de prendre part à cette lutte qui leur survivrait peut-être. Il échangea un long regard avec ses compagnons. Il était fort possible qu’au moins l’un d’eux ne rentre pas à Gil’Ead. Peut-être serait-ce lui. Il regarda alors Zaphira, qui avait été à ses côtés pendant ces cinq dernières années. Elle était prête, prête à mourir pour son dragonnier, son ami.

Voilà maintenant sept ans que, jour après jour, Khaleb sillonne le ciel avec sa dragonne, esquivant de puissants maléfices et réduisant en cendres des dizaines de sorciers. Il a déjà perdu de nombreux frères, et c’est loin d’être terminé. Mais lui est encore là, plus déterminé que jamais à mettre un terme à cette guerre. Gohan lui aussi a fini par succomber. Quinze ans qu’il menait ses dragonniers au combat. Quinze ans, c’était déjà beaucoup trop. A présent c’est à Khaleb de mener ses hommes combattre. Mais il est jeune, et contrairement à tous les autres, il n’a pas grandit à Gil’Ead. Il n’a pas voulu devenir général. Il l’est devenu, c’est tout.
« C’était ta destinée. » Lui répète Zaphira. « Tu es Khaleb Alaric, fils de Gohan Alaric. C’était ta destinée. »