Feat Sophie Marceau.

Ce que les papiers ne disent pas.

Il est des nuances évidentes et pourtant difficiles à appréhender. Mises en mots, elles apparaissent comme incontestables, mais empiriquement l’histoire est toute autre… Combien de gens prirent le temps de s’asseoir à côté d’elle? Si peu… Pourtant la plus pure vérité leur serait apparue : ce n’est pas parce qu’on ne parle pas qu’on ne pense pas! Isilwen avait tantôt subi le rôle de mystico-effrayante, tantôt celui de folle du village, tantôt celui de victime, tantôt celui d’assassin (du regard seulement, rassurez-vous) bien malgré elle. Elle échappait à tout contrôle. Lisse, fade, passive… Aucune aspérité, rien pour l’attraper ni pour la contrer. Insaisissable. Dangereuse… Elle devait fatalement être dangereuse… Elle, elle connaissait tout le monde, à les observer depuis si petite, les écouter, les analyser, mais elle? Qui la connaissait? Ses proches, ses amis, sa famille… tous des contaminés, oui! Elle ne bronchait pas lorsqu’on lui faisait des misères, pas plus que lorsqu’on lui offrait quelque chose… Sauf le bois. Elle travaillait le bois avec une intelligence incroyable, fabriquait ses propres outils, ses propres mécanismes, réparait sans qu’on le lui demande tout ce qui devait l’être à la maison, improvisait des choses pour faciliter la vie de ses proches. Sa façon à elle d’exister? De demander pardon de n’être que cette chose qui fait peur? Non… Juste son initiative… Son caractère est à l’image de ce travail. L’on ne peut être lisse lorsqu’on a une âme d’artiste, l’on ne peut être fade lorsqu’on met tant de cœur à l’ouvrage, l’on ne peut être passive lorsqu’on initie toutes ces créations… Alors que son père venait de se blesser grièvement à la main, elle avait dans le silence le plus absolu pansé la plaie et assis son père dans un fauteuil, puis elle avait pris sa place derrière l’établi et achevé la commande. Sous ses doigts frêles une force de talent venait de faire naître le plus beau meuble que la boutique familiale ait porté. Ingénieuse, réfléchie, patiente, douée, elle avait trouvé sa place à l’ombre de la fabrique. Née au milieu de trop de monde pour exister, elle entendait ses frères, sœurs, cousins, voisins, amis, jouer, crier, chanter, vivre, rire, tous différents, tous si beaux, tous si doués. Elle avait appris à se débrouiller seule. Les grands avaient leur métier, les petits jouaient ensemble, et elle, au milieu de tout se monde, elle incarnait le paradoxe de la solitude. Evidemment sa famille l’aimait, l’adorait même, elle avait quand même sauvé l’entreprise familiale! Mais ils auraient été si heureux qu’elle rayonne autrement que sombrement…

Comment j'en suis arrivé là

…

"Ma chérie… Tes mains, c’est de l’or, au moins autant que tes idées et ton talent… Mais tu vaux bien plus que tout ce que tu nous as apporté depuis toutes ces années… N’y a-t-il pas une seule chose qui puisse te rendre heureuse?"

Kaldren avait pris sa fille dans ses bras. Bien que fortement mutilé, il trouvait toujours la force de la serrer contre lui. Son visage buriné par la sagesse acquise au fil des ans recelait des perles de magie, deux yeux si brillants, si forts, si beaux, qu’ils semblaient à eux seuls la clef de bien des soucis. Merwen, sa mère, lui lançait souvent que sa plus belle réussite avait été de lui donner les yeux de son père! Oui, elle aussi étincelait de cet éclat vert, d’avantage accentué par son visage diaphane et ses cheveux d’ébène. Demain, elle aurait 14 ans et l’on comptait déjà tant de dragonnier dans la famille qu’elle ne pensait même pas en être. Rêveuse, elle s’allongeait parfois sur l’herbe de la colline contre laquelle la maison de bois s’appuyait, imaginant au fil cotonneux des nuages étiolés par le vent, un futur dans lequel son ébénisterie deviendrait prospère, où la famille royale qui avait déjà quelques que fois fait appel à la famille ne ferait plus qu’appel à elle. Elle imaginait une renommée pour son travail au-delà des montagnes de Qeynos. Comme si le travail du bois pouvait lier les peuples au moins sur un point. Elle aspirait à la paix comme l’on aspire à la chevalerie pour certains. Elle aspirait à la magie de la fraternité plus qu’à toute autre magie. Elle aspirait à la justice et au calme. Peut-être trop martyrisée par de sombres crétins. Elle aurait pu se vouloir vengeresse et forte, mais elle n’aurait pas mieux valu. Non, elle, ce qu’elle voulait, c’était la liberté. La liberté d’aller et venir sans danger pour sa vie. La liberté de présenter un ami sorcier à un ami dragonnier sans que les opinions ne divergent jusqu’à la déchirure. Evidemment elle avait la sienne, aussi, mais personne ne se battait pour le plaisir de se battre. L’on se bat dans un but précis. Avouable ou non. Se défendre, se venger, gagner des galons…

Le vent se levait sur la colline où venaient de passer les dernières heures de la journée. La phrase de son père lui trottait encore dans la tête… Heureuse… Heureuse… Heureuse… Parce que l’on ne parle pas, l’on est malheureux? Non, bien sûr que non! Et puis elle avait déjà parlé, toute petite lorsque le sourire social a fait son œuvre, puis l’apprentissage etc… Et puis après quelques fois aussi. A quoi servait-il de parler de toute façon? Elle ne serait pas écoutée, si elle parlait tout le temps… Au moins lorsqu’elle avait couru chercher un médecin pour son père, quelques jours après la blessure parce que la fièvre montait et l’infection gagnait du terrain, le praticien avait réalisé l’ampleur des dégâts. Si cette petite chose étrange venait de formuler une phrase, il devait vraiment y avoir urgence. Perspicace… Isilwen attrapa son capuchon, le vent soufflait vraiment très fort… Mieux valait rentrer… Elle sourit à l’idée qu’avec son capuchon et son aura mystico-effrayante elle aurait adoré croiser ceux qui s’amusaient sur son dos. Ils n’auraient sûrement pas fait un pas!

La petite chaumière attenante à la boutique bénéficiait d’un confort largement au dessus de la moyenne du fait de ses petites inventions pour faciliter la vie de sa famille. Entre le gain de place et l’aise qu’elles pouvaient offrir, elles se mêlaient aux objets plus basiques. La lumière dansante réchauffait bien la pièce. Son passage augmenta son tremblement.

"Même les bougies ont peur de toi!"

Comme à son habitude, elle se contenta de faire peser un regard qui traduisait un "Elles ont bien raison et tu devrais en faire autant." sur son plus proche cadet. Elle ne parlait pas mais elle en disait long! Leur mère maugréa de rester tranquille, le diner ne tarderait pas à être servi. Kaldren vint s’asseoir à côté d’elle, ce soir-là, et posa sa puissante main valide sur la sienne. Elle était rugueuse, forte, rassurante et douce à la fois. Son père s’apparentait au chêne immuable qui protège toujours. En réponse, elle se serra contre lui et posa sa tête sur son épaule. Non, elle n’avait aucune idée de ce qui pourrait la rendre "heureuse" comme il disait… Elle avait déjà tout… Et si par "heureuse" il entendait "normale" alors définitivement cette chose ne devait pas exister… Son père arborait cet expression à mi-chemin entre l’énigmatique et le convaincu, un si mince sourire passa son visage qu’il fallait le connaitre pour savoir qu’il avait une idée derrière la tête… Et Isilwen le connaissait… Elle savait exactement ce qu’il pensait : il la voyait comme une petite fleur qui peine à sortir et qui devra éclore un jour pour faire sentir au monde entier son extraordinaire parfum… De son côté, elle le regardait avec son idée à elle : elle n’avait pas de parfum extraordinaire, elle n’était pas une fleur, elle n’avait rien à prouver à qui que ce soit…

Le bruit du plat posé sur la table interrompit leur silencieux échange. Entre les enfants recueillis de lointains ou proches parents morts à la guerre, leurs propres enfants et les amis, la tablée s’apparentait d’avantage à une grande taverne qu’à un seul et même foyer! Elle en avait la convivialité, la chaleur, les rires, et même si la jeune fille n’y participait pas vraiment, il s’agissait bien là de son moment préféré de la journée. Le seul où ils étaient quasiment tous ensemble.
Dehors le vent augmentait, la sécurité qu’apportaient les renforts en bois imposés par ses soins avait sa place dans tous les esprits et la bonne humeur régnant ici ne serait jamais chassée par un souffle pareil. La nuit vainquit encore le jour dans cette céleste guerre. L’obscurité compensée par les petites flammes partout autour transportait avec elle son lot de bâillements et des clignements d’yeux… Les plus petits rejoignirent leurs lits, puis les grands… Merwen éteignit tout et après sa maternelle ronde nocturne s’endormit elle aussi, en ayant pris soin de glisser un petit mot à chaque enfant ainsi qu’à son mari au moment de les embrasser. Isilwen reçut un "Profite bien de ta dernière nuit à 13 ans!". Le calme tomba. Isilwen s’endormit.

D’ordinaire abonnée au sommeil peu profond et sans rêve, cette nuit fut plutôt mouvementée. Elle sentait vibrer en elle l’écho d’un mot, d’une couleur, d’une sensation. Elle voyait les étoiles, entendais un claquement puis un sifflement, un serpent qui aurait le hoquet?! Et cette noirceur pourtant baignée de lumière… Elle avait l’impression de s’évertuer à rattraper un pull détricoté. Comme si elle devait en attraper le bout qui dépasse sans risquer de le tirer pour ne pas aggraver son cas! C’était complètement insensé! Après quoi courait-elle exactement? Que devait-elle attraper, s’approprier?

"Au feu! Réveillez-vous! Sortez de vos maisons!"

Tout s’évanouit. Tout disparu. Le rêve, la sensation, tout. Isilwen fut comme d’habitude la plus prompte à réagir. Elle ouvrit toutes les portes, secoua tout le monde, envoya à gauche et à droite les grands récupérer les petits, les parents sortirent en dernier. A leur grand étonnement, compte tenu de la fumée épaisse qui avait pris possession des lieux, leur maison ne brulait pas. Leurs voisins et amis, eux, semblaient en bien mauvaise posture. Le vent attisait les flammes, ils essayaient en vain de lancer sable et eau dessus pour l’éteindre, rien n’y faisait. Située à quelques mètres, l’ébénisterie ne tarderait peut-être pas à être touchée. Le vent s’acharnait levant milles démons de feu pour dévorer le fruit de tant d’années de travail. Les pots en verre explosaient les uns après les autres, faisant reculer les éventuels sauveteurs. Visiblement tout le monde était sorti, pas d’actes héroïques en vue, si ce n’est sauver un bout de village (bagatelle…). Le vent allait tourner, Isilwen le sentait. Encore légèrement sous le choc, une partie de son esprit demeurait accrochée à ce bout de laine détricoté. Ce hoquet de serpent.

*oc…tsss… oc… oc…tsss… Noc… Oui c’est ça Noct… NOCTIS!*

Comme un glaive sur une voile tendue, déchirant le ciel, fendant la voie lactée, une silhouette noire majestueuse et puissante fondit sur elle. Elle aurait voulu hurler mais elle ne savait même pas comment on faisait! Et puis elle était si heureuse! C’était ça! Heureuse! Comme son père le lui disait! Elle sentait la chaleur d’un million de repas en famille le soir autour de la grande table! Elle sentait la vie l’envahir! Elle se sentait complète! Comme si une partie d’elle avait toujours attendu ce moment! Sans y croire, sans le vouloir, juste parce qu’il devait arriver. Cette seconde de pure magie lui sembla durer une éternité! Dehors, la maison de leurs amis brulait toujours, et elle ordonna à Noctis de déployer ses ailes comme un rempart face au vent. Il s’exécuta. Elle s’improvisa alors véritable Général! Méconnaissable, elle ordonnait, allait, venait, organisait la résistance. Isilwen plaça deux de ses plus grands frères près du puits, trois autres récupérèrent du sable et de la terre, sans son allié, retenu par le grand Dragon, le feu abdiquait peu à peu, pliant sous les assauts de l’eau et de la terre. Il ne se propagea pas d’avantage. Elle avait plus parlé cette nuit-là que dans toute sa vie. La solidarité prendrait le relais, leurs amis seraient hébergés le temps de tout reconstruire et de sauver ce qu’il y avait à sauver. Zalem n’avait rien de monstrueux. Les querelles de villages existaient, évidemment, mais la théorie de l’ennemi commun en avait toujours raison. Ce soir le feu perdit contre tous. Comme si le charisme dont elle avait pu faire preuve venait d’avoir raison d’elle, la petite brune s’effondra. Kaldren interdit à quiconque de parler d’émotions. Sa fille n’était pas émotive, elle était juste épuisée! Depuis ce jour, plus jamais personne ne la considéra sans un minimum de déférence. Elle avait gagné en autorité sans jamais vraiment le réaliser. Peut-être parce qu’un dragon impressionne plus qu’une carpe! Elle ne parlait pas encore énormément, mais son aura ne la quittait plus. Elle en imposait où qu’elle aille. On la découvrit alors drôle, cinglante, fraiche, forte, mais jamais fière. Il y avait peut-être encore du travail… Mais la métamorphose venait d’opérer. Son apprentissage bien entamé, elle avait progressé avec la même force et la même envie que celle de réaliser les commandes de la boutique familiale. Son ingéniosité, sa patience et sa ténacité compensaient son manque de confiance en elle. De tout temps elle avait préféré l’arc à l’épée. Sûrement parce qu’elle se l’était fabriquée toute seule et qu’elle y tenait. Légèrement fétichiste? Peut-être un peu, personne n’était parfait! L’élan qui l’avait propulsée sur les plus hautes marches de la considération villageoise avait aussi couvé le feu d’une force nouvelle, elle s’entrainait inlassablement, avec son arc, avec son dragon, et savait que désormais les voiles déployées rien ne pouvait plus l’arrêter.

On veut tout savoir